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la Cagouille Enchaînée
7 juillet 2015

Le nouveau défi de la démocratie réelle

AthènesA Athènes, dimanche soir, après le résultat du référendum. (Photo AFP)

TRIBUNE

Le référendum grec est une subversion car il invite les citoyens à arbitrer sur un domaine qui reste l’apanage des gouvernants et de leurs experts : la politique économique.

L’annonce d’Aléxis Tspíras de soumettre au vote des Grecs le plan de réformes proposé par les créanciers de la Grèce a suscité des réactions mitigées chez les grands amis de la démocratie qui, jusqu’ici, clamaient vertueusement leur sympathie pour Syriza mais tout d’un coup ont trouvé que c’était pousser le bouchon un peu loin que de faire trancher si rapidement une question aussi ardue par les citoyens ordinaires. Ceux-là ne manqueront pas de dire aujourd’hui que le résultat était couru d’avance : à s’adresser aux passions du peuple, on ne risque guère de se faire désavouer. Pour eux, ce référendum restera un pronunciamento qui ne grandit pas celui qui l’a convoqué. C’est qu’ils n’auront pas remarqué le calme, la maturité et la détermination de ceux qui, tout bien pesé, ont décidé, en faisant usage du bulletin de vote, de donner un autre cours à l’histoire de l’Europe. Au fond, ce qu’ils n’acceptent pas, c’est qu’un peuple informé fasse la leçon politique à ses gouvernants et à ses élites de pouvoir. D’autres diront que la démocratie a gagné et qu’il faut désormais tenir compte de la voix des Grecs. Mais de quelle démocratie parle-t-on en ce cas ? Bien que le résultat du vote soit sans appel, la démocratie ne se réduit pas à la règle de majorité. Il faut encore que la décision prise par cette majorité accroisse la liberté de tous, respecte les droits de chacun(e) et aille dans le sens d’un plus grand bien pour le plus grand nombre.

La première leçon que livrent les Grecs est que la démocratie n’est pas un consensus sur un ensemble de règles fixées une fois pour toutes auquel il faudrait se conformer pour faire partie de la conversation. La démocratie, c’est la capacité de chacun(e) à juger de ce qui est bon pour lui ou elle, ou pour son pays. Une revendication qui s’est exprimée ces dernières années partout sur les places en Europe et dans le monde - avec l’idée, à laquelle on donne parfois le nom de participation sans réellement la mener au bout, que les citoyens ont une compétence effective à se prononcer sur des questions, y compris techniques, qui les concernent quotidiennement. Et à dénoncer le consensus lorsque celui-ci est devenu un étouffoir. Ce que les créanciers de la Grèce entendaient lui imposer, ce sont précisément les décisions que les électeurs ont désavouées en votant Syriza, et le nouveau gouvernement de la Grèce, étrangement, s’est obstiné à vouloir respecter ce choix. Et c’est bien cette obstination qui a troublé les «institutions». En approuvant largement le non, les citoyens grecs ont jugé que, depuis qu’il est sous assistance européenne, leur pays n’a pas vu d’amélioration économique. Ils n’ont pas admis non plus être l’objet d’une méfiance et d’une déconsidération, de la part notamment des politiques et des éditorialistes, qui ont considéré leur vote comme enfantin, irréaliste ou irresponsable au mieux, dangereux au pire. La seconde leçon que les Grecs ont donnée à leurs concitoyens européens, c’est qu’il ne faut pas nécessairement accepter des règles inacceptables pour être tenu pour un interlocuteur respectable. Cette leçon est bien sûr effrayante pour les pouvoirs en place. Le référendum vient de donner une force inédite à cette nouvelle conception du politique qui a émergé ces dernières années, de Tunis à New York et de Madrid à Athènes, marquée par l’affirmation de la volonté des citoyens de s’organiser pour exercer directement leur contrôle sur ce que font ceux qui les dirigent. C’est cette exigence de démocratie réelle que le «non» a exprimée. Le référendum rend une certaine crédibilité à la démocratie représentative, épuisée dans les rituels des procédures électorales.

Mais ce référendum est une subversion car il invite les citoyens à arbitrer sur un domaine qui reste l’apanage des gouvernants et de leurs experts : la politique économique. C’est cela qui irrite tant les autres gouvernants. Syriza n’est pas arrivé au pouvoir pour simplement l’avoir, mais, dans la continuité du mouvement qui l’a porté et avec les mêmes pratiques du politique, pour défendre une conception exigeante de la démocratie. Et c’est cette conception qui est subversive aujourd’hui. Le pouvoir grec a joué la démocratie réelle. Et le coup n’est pas si mal joué. Par l’«outing» d’une partie des tractations qui se déroulent derrière les portes closes des réunions au sommet, Tsípras et Varoufákis ont brisé, à la manière de WikiLeaks ou de Snowden, l’opacité dans laquelle les affaires publiques sont traitées. On aura appris, à cette occasion, quelles injonctions et interdits idéologiques conduisaient les politiques de réduction budgétaire (comme le refus de modifier la base de taxation des hauts revenus) sous couvert d’ajustements techniques. Et c’est sur le détail des exigences des créanciers, pas sur des questions caricaturales ou simplifiées à leur intention, que les citoyens ordinaires ont été appelés à se prononcer. Inacceptable : ce ne sont pas là des choses qu’il convient de laisser aux ignorants ! Les parlementaires grecs ont placé les gouvernements européens dans une situation inconfortable en faisant apparaître ce qui est sous nos yeux, mais que ne voyons pas tellement c’est gros : les politiques publiques de l’UE négligent la volonté des citoyens, en se prévalant d’un «intérêt général» toujours défini par les mêmes, en situation d’imposer leur propre intérêt comme général. On oppose aujourd’hui plusieurs conceptions de la démocratie. Mais le débat autour du référendum grec nous met devant l’évidence : il n’y a qu’une démocratie, la démocratie réelle, qui donne sa voix à chacun(e) et lui reconnaît sa capacité à décider. En 1748, Montesquieu écrivait : «Il n’est pas indifférent que le peuple soit éclairé.» Aujourd’hui, si on considère que le peuple est plus éclairé qu’autrefois, il n’est pas indifférent de le laisser s’exprimer. C’est le prix de la démocratie réelle. Et tel est l’enjeu de ce vote ou, plutôt, de ce que nous en ferons.

Auteurs dePrincipe démocratie, (la Découverte, 2014).

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