Ce que le dessinateur a dans la tête à cet instant, celui de la mémoire de l’attentat du 7 janvier contre le journal satirique, ce ne sont ni des scènes ni des mots, mais les yeux exorbités d’un micro-bonhomme semi-phallique, dont on ne sait encore si c’est la représentation de l’assassin encagoulé ou une image de Luz lui-même, réduit à l’organe du spectateur. « À vrai dire, j’ai pas vu grand-chose… » La planche d’après, il lui manque un œil. Mais il ne s’en aperçoit pas. Ou fait mine de. La béance saigne. Seul sur la page, Luz fait le mariolle, proposant des sujets farfelus dans une conf’ de rédac solitaire, marquant une gausserie trop volontariste. Il s’adresse à Cabu, qui se retrouve convié hors-champ. Il se frotte l’œil absent. Du sang tombe sur sa feuille. Il l’étale, un peu crado… Un peu plus loin, le sang s’est répandu jusqu’à recouvrir la page. Il reste juste une petite tache bleue en bas. Sur la page suivante, la tache grandit et devient le manteau azur de son « amoureuse ». Ce qui donne de la puissance à cette Catharsis, c’est que Luz ne s’en tient pas à coucher sur le papier les images mentales qui le hantent. Ce qui serait déjà un petit exploit, car cet album est sorti quatre mois seulement après le drame. Mais, alors qu’il met en scène sa catastrophe intérieure, il parvient à donner une sacrée présence à ce qui se passe en dehors de sa tête et de la page. Le réel : le flic, les gardes du corps, le décor… La projection de sa propre vie. Et puis les absents, lecteurs et disparus. En s’auto-analysant dans un récit romantico-trash, il réussit à convoquer l’invisible. « Sombre et léger », prévient-il en prologue. Sombre comme la tenue des gardes du corps qui ne le lâchent pas d’une semelle. Sombre comme ce brouillard « qui atténue les teintes, fait disparaître les couleurs… ». « Plus rien n’est noir, écrit-il dans une jolie planche peinte où, sortant de la caricature, il traverse le fog avec celle qui partage ses jours. Même le noir disparaît, devient ombre ou pénombre, comme si la vie s’effaçait… Comme si la page redevenait blanche, jour après jour… » Où l’on mesure que le noir n’est pas la mélancolie ni même la mort, mais l’encre ou le crayon, la raison d’être de celui qui fait profession de noircir des pages. Luz se fait trash quand il se montre en gringalet dévoré par son cri. Poignant quand l’anonyme qui le serre dans la rue le laisse à poil, vidé de sa substance par la souffrance envahissante de l’autre, qui repart requinqué. Piquant lorsqu’il signifie son ras-le-bol des mille crayons ensanglantés qu’il reçoit… Il se montre aussi terriblement romantique et amoureux. Ici, le rouge s’introduit dans son champ de vision, où se tient sa femme en culotte, de dos, puis se résorbe, chassé par ses mots, son corps, son existence. Elle, son remède contre les idées écarlates. Éros et Thanatos mêlés dans un simple mouvement d’évidence.
Alors oui, Luz expulse ses traumas, expose son dedans comme on retourne une peau, brosse à gros traits psys le sursaut post-traumatique. Mais cette lucidité sur ce qui lui arrive en impose, et l’effort qu’il fait pour lui donner forme a quelque chose d’apaisant. La difficulté, glisse-t-il, c’est de ne pas sombrer, et d’essayer de retrouver de la légèreté. Comme quand il tente, penché devant un trou, de raconter à Charb son enterrement et la farce politico-médiatique de l’après-Charlie, qu’il dialogue avec « sa boule au bide » sur son canapé, ou apostrophe une psy qui ressemble à Ségolène Royal et dont l’ordinateur est estampillé « Africa is the future ». L’attentat est survenu le jour de l’anniversaire de Luz. Le jour de la galette des rois à Charlie. Le jour où il était en retard parce qu’il faisait l’amour avec son amoureuse. Et que c’est peut-être ça qui l’a sauvé, et qui le sauve encore.